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L’épreuve de la porte ferméeAprès le rituel du chemin succède l’épreuve de la porte fermée.
En temps normal, le père conduit sa fille à la porte de sa nouvelle demeure dans laquelle se trouve son futur époux.
Ils doivent frapper plusieurs fois afin de montrer patte blanche.
On peut faire ici le rapprochement avec la petite formulette obligatoire afin d’ouvrir la porte : " Tire la tricolète ", laquelle sera remplacée plus tard par Perrault par la fameuse formule : " Tire la chevillette, la bobinette cherra "
Un repas de noceLorsque la porte est ouverte, la fille exprime un besoin : la faim et la soif, ou au contraire, c’est le loup qui lui propose.
Cette étape correspondrait dans le rituel des noces à la " soupe de la mariée ".
Elle est supposée redonner des forces aux époux pour la nuit de noce. L’utilisation du vin est attestée par Van Gennep dans toute la France,
et " celui-ci est généralement chaud, sucré, miellé, parfois poivré et épicé ".
Nous devons ici le remplacer par le sang de la grand-mère.
Ce repas prend alors une dimension vampirique.
Le sang qui afflue chez la fille — par ses premières règles — doit donc sortir de la mère ou la grand-mère — souvent confondues dans les différentes versions —, laquelle va se retrouver dépossédée de son pouvoir de faire des enfants.
C’est ce qu'Yvonne Verdier surnomme de manière imagée
" le jeu de vases communiquants ".Elle en viendra finalement à la conclusion suivante :
" Ce que nous dit donc le conte, c’est la nécessité des transformations biologiques féminines qui aboutissent à l’élimination des vieilles par les jeunes, mais de leur vivant : les mères seront remplacées par leur fille, la boucle sera bouclée avec l’arrivée des enfants de mes enfants. Moralité : les mères-grands seront mangées. ".
Ainsi, en consommant sa chair et son sang, la jeune fille s’approprie le pouvoir de procréer de la mère ou grand-mère.
Dans le mitan du litSelon Bricout, c’est ici la révélation de la finalité de la parure (les épingles, aiguilles…) : elle n’existe que pour être ôtée. Dans de nombreuses versions orales, c’est le moment où la jeune fille se livre à un strip-tease intégral.
" Dhabille-toi, mon enfant, dit le bzou, et viens te coucher vers moi.
Où faut-il mettre mon tablier ?
Jette-le au feu, mon enfant, tu n’en as plus besoin.
Et pour tous les habits, le corset, la robe, le cotillon, les chausses, elle lui demandait où les mettre. Et le loup répondait : " Jette-les au feu, mon enfant, tu n’en as plus besoin ".Le loup est l’orchestrateur du carnage.
La jeune fille joue-t-elle à l’innocente ? Elle dévoile chaque partie de son corps une à une tandis que le loup, patient, renforce la dramatisation en insinuant une fin toute proche : " jette-les au feu, mon enfant, tu n’en as plus besoin ". Cette sentence réitérée une seconde fois sonne comme un refrain tragique conduisant à la mort (physique ou bien de sa vie de petite fille ?)
Une fois la petite déshabillée et au lit, sa première question portera sur l’aspect velu du loup :" Oh ! ma grand, que vous êtes poilouse !
C’est pour mieux me réchauffer, mon enfant !
Dans la version du Velay :
" Ah ! maman, que tu es bourrue !
C’est la vieillesse, mon enfant, c’est la vieillesse ! "
- " Quelle longue barbe vous avez ! "
Et le loup répond toujours :
" C’est la vieillesse, mon enfant, c’est la vieillesse ".Si l’on prend le loup à la lettre, le poil est associé à la détérioration, à l’usure des facultés génésiques féminines. Cela voudrait dire que la femme, lorsqu’elle ne peut plus enfanter (et donc ne perd plus de sang) perdrait tous ses attributs féminins pour se couvrir de poils et devenir un homme ou une bête sauvage.
Cela remettrait en question les personnages du conte : a-t-on affaire à un " loup-grand-mère " ou à un " grand-mère-loup " ?
Vient ensuite l’exploration du corps sous la forme d’un inventaire : les ongles, les épaules, les oreilles, le nez, la bouche; les bras, les jambes, les yeux, les dents.
Selon Bricout, la finalité des ces membres successivement évoqués — embrasser, pour les bras; écouter, pour les oreilles; manger, pour les dents — rappelle ce que le loup vient de vivre : " Après avoir couru les bois, " embrassé " la grand-mère au point de la faire disparaître, écouté la petite fille et, sans l’avoir touchée, il l’a mange déjà.
Par le pouvoir de sa parole, il la dévore" .
Ainsi, la jeune fille entre dans l’apprentissage de la sexualité.
Elle a acquis les facultés génésiques de son aïeule, entreprend un strip-tease et découvre le corps masculinisé et ensauvagé de sa mère-grand. Mais, au moment du passage à l’acte, les intentions sexuelles du loup avortent au profit d’un prétexte scatologique de la jeune fille. La voie qui conduit au mariage est coupée, la jeune fille n’est plus une enfant et choisit sa destinée. Le parcours de la jeune fille devient un parcours initiatique semblable à une renaissance dans un corps nouveau.
De la fillette à la femmeLe conte est donc tourné entièrement vers le thème de l’initiation. Qu’allait faire cette fillette chez sa grand-mère ? " Conquérir sa féminité, connaître les lois de son destin ", répond Yvonne Verdier.
En effet, la fillette ramasse les épingles sur le chemin, pénètre dans la maison par elle-même, sans l’aide de sa grand-mère malade. L’entée est toujours ponctuée par une formule orale :
" Tire la chevillette et la bobinette cherra " (Perrault)
" Tire la cordelette et le loquet se lèvera " (Gascogne)
" Vire la tricolère " (Velay).
Dans une version particulière de Haute-Loire, l’héroïne entre dans la maison en passant les pieds devant. Ce dernier élément symboliserait une naissance inversée et donc une entrée dans le monde des morts. Elle frôle ainsi la mort de justesse dans les bras du loup et sort de la maison attachée à un fil ou cordelette qu’elle rompt une fois dehors.
Ce geste ne symboliserait-il pas la rupture du cordon ombilical ? Ensuite, les laveuses aident la jeune fille à passer la rivière en tendant un drap, lui permettant de ne pas se noyer. Elles font de même avec le loup, mais lâchent le drap causant la perte du loup.
Yvonne Verdier souligne le double rôle des laveuses. Elles font passer la fille du côté de la vie et lui permettent une renaissance.
Et elles aident le loup… à mourir ! Le rôle des laveuses est essentiel dans la vie paysanne car elles sont chargées de " faire les passages ".
En effet, elles aident les enfants à naître et à grandir, mais aident également les gens à mourir. Cette responsabilité est confiée à la personne la plus âgée, donc la plus expérimentée, du village qui peut à la fois " manier le lange et le linceul ".
Le séjour chez la grand-mère est donc vécu comme un séjour initiatique. L’entrée, semblable à un mort, permet à l’héroïne de ressortir transformée, semblable à la naissance d’une jeune fille en fleur.
Elle a coupé le cordon et peut vivre désormais sa vie de femme pleinement.
Et le loup dans tout cela ? Quelle place le conte lui réserve-t-il ?Révélateur de la sexualité naissante de la jeune filleLe loup orchestre et suit chaque étape de la transformation de la jeune fille. Initiateur des choix des chemins, il invite au jeu des formulettes enfantines et révèle par-là même le destin de l’héroïne. Celle-ci arrive à un âge où les épinglettes sont au centre des préoccupations de toute jeune villageoise pubère.
Il " élimine " pour elle la grand-mère ! En effet, le caractère radical de la transmission des facultés génésiques met au jour l’aspect conflictuel des femmes entre elles, allant jusqu'à l’élimination physique. De nombreux contes mettent en scène cet aspect éliminatoire, que ce soit entre femmes de même génération ou entre une mère et une fille, une belle-mère et sa belle fille, une grande-mère et sa petite fille.
Le loup encourage ensuite la jeune fille dans l’acquisition des pouvoirs procréateurs en l’invitant à un dîner eucharistique. Enfin, il permet à la jeune fille de " voir le loup ", c’est-à-dire de perdre sa virginité.
Si elle a vu le loup, dans ce cas, la morale qui se dégage est toute autre que celle de Perrault : " le destin féminin dont nous parle la tradition orale du conte est loin de se jouer avec le loup comme unique partenaire ". Notre héroïne devient donc une femme responsable à part entière, car elle choisit même le partenaire de son dépucelage. Par conséquent, elle échappe aux griffes du loup car elle ne le trouve pas à son goût.
Le loup passe donc de la position de dupeur à celle de dupé.
Son masque tombe, sa mise en scène, faisant appel au travestissement de sa voix et de son identité, avait pourtant bien fonctionné jusqu’à un certain point. " L’épreuve de la vérité " révèle sa nudité et sa véritable identité : " viens te coucher tout tout contre moi " [V.32]. Tout au long de la narration, il manie si bien les différents déguisements que l’on pourrait dire qu’il n’est présent dans le conte uniquement qu’en tant qu’accessoire avant de retourner, à la fin du conte, dans la malle à déguisements.
Un conte de femmesAncré dans la société paysanne traditionnelle, le conte s’apparente comme un conte de femme, centré sur les relations d’intime transmission entre petite-fille et grand-mère (ou entre mère et fille).
Chaque étape du destin féminin est marquée par l’acquisition d’une technique, dont l’apprentissage s’établit dans le bon ordre dans la société. Sur le chemin des Epingles, notre héroïne entre dans sa vie de jeune fille, dans sa puberté avec l’apprentissage symbolique de la couture.
Dans la maison de la grand-mère, lieu confiné plus intime, s’établit la transmission des pouvoirs génésiques de la mère ou grand-mère avec l’apprentissage de la cuisine et l’initiation à la sexualité — domaine réservé aux aiguilles, aux mères.
Enfin, notre héroïne acquiert le troisième savoir féminin fondamental : celui de la lessive, pour son passage auprès des laveuses, un savoir donnant la responsabilité de la toilette des nouveaux-nés et des morts.
Il est donc évident, dans ce contexte, que le conte ne peut être qu’un conte de femmes, valorisant l’importance accordée aux femmes à chaque étape essentielle de leur vie —
l’enfant, la jeune fille, la mère, la grand-mère ménopausée — dans les sociétés paysannes traditionnelles.
Or, la version écrite de Perrault tranche complètement avec la vocation première de cette histoire. Elle privilégie principalement la relation entre le loup et la fille, et le coupe de son contexte premier.
Que s’est-il passé pour que cette version écrite au XVIIème siècle, puis plus tard celle des frères Grimm au XIXème siècle, deviennent les versions populaires par excellence, livrant à l’oubli la richesse des versions orales ?
Camille Germain (2003)...nous ne lirons plus le Petit chaperon Rouge de la même façon, non?!..